Le système de justice à l’épreuve du vécu féminin : entre invisibilisation et luttes pour la reconnaissance

3 juillet, 2025

Une perspective sur les biais structurels et leurs effets concrets sur les femmes judiciarisées

Lorsqu’une femme entre en contact avec le système de justice – que ce soit comme plaignante, accusée, détenue ou mère – elle entre dans un cadre institutionnel historiquement conçu sans elle. Ce système, pensé par et pour les hommes, continue de produire des effets discriminants, notamment pour les femmes judiciarisées, dont l’expérience demeure largement invisibilisée dans les débats publics et juridiques.

Un droit façonné par l’exclusion des femmes

Jusqu’au XXe siècle, les femmes étaient exclues des professions juridiques, du droit de vote et de la pleine capacité juridique. En 1950, moins de 5 % des avocats au Canada étaient des femmes. Les législations, les institutions judiciaires et les procédures ont donc été pensées à partir de normes masculines. Cette empreinte se manifeste encore aujourd’hui dans la façon dont le droit comprend, évalue et sanctionne les conduites des femmes.

Par exemple, le viol conjugal n’a été reconnu comme un crime au Canada qu’en 1983. Jusque-là, le mariage conférait implicitement au mari un droit d’accès au corps de sa conjointe. Les critères de légitime défense sont également révélateurs : conçus autour de la confrontation physique directe, ils désavantagent les femmes ayant riposté à des années de violence conjugale dans des contextes de peur chronique et de déséquilibre de pouvoir.

Les femmes en conflit avec la loi : une double peine

Les femmes judiciarisées sont confrontées à un système qui les juge souvent à l’aune de normes sociales genrées. Leur passage dans le système judiciaire s’accompagne fréquemment d’un soupçon moral supplémentaire : celui d’avoir enfreint les attentes sociales liées à leur genre, à leur rôle de mère ou à leur statut de « victime acceptable ».

Plusieurs études révèlent que la trajectoire des femmes en conflit avec la loi est souvent marquée par des violences, de la pauvreté, des dépendances et des ruptures familiales. Une enquête du Service correctionnel du Canada indique que plus de 80 % des femmes incarcérées dans les établissements fédéraux ont été victimes de violence physique ou sexuelle. Ces éléments sont pourtant rarement considérés de manière structurante dans l’analyse judiciaire de leur situation.

Les femmes reçoivent aussi des peines plus lourdes dans certains contextes, notamment lorsqu’elles sont perçues comme ayant failli à leur rôle maternel. Leurs responsabilités parentales sont peu prises en compte dans les décisions de détention, et les mécanismes de soutien familial restent très limités.

Surreprésentation des femmes autochtones

La situation des femmes autochtones dans le système judiciaire est particulièrement alarmante. Bien qu’elles représentent environ 5 % de la population féminine au Canada, elles comptent pour près de 50 % de la population féminine incarcérée sous responsabilité fédérale. Cette surreprésentation s’explique par des facteurs structurels : colonialisme, pauvreté, violences systémiques, discrimination raciale et sexiste, retrait du statut sous la Loi sur les Indiens jusqu’en 1985 pour les femmes ayant épousé un non-Autochtone.

Ces discriminations historiques ont contribué à la désintégration de liens communautaires et familiaux essentiels, aggravant les vulnérabilités sociales et judiciaires. Malgré les efforts de réconciliation et les appels à la décolonisation du droit, les pratiques judiciaires demeurent largement normées par des cadres qui perpétuent l’exclusion.

Des prisons conçues pour les hommes, habitées par des femmes

Les établissements carcéraux canadiens ont été historiquement pensés pour des hommes, en fonction de logiques de contrôle, d’isolement et de discipline physique. Lorsqu’on y a intégré des unités pour femmes, ou créé des établissements spécifiquement féminins, cela s’est souvent fait par adaptation minimale — sans transformation profonde du modèle carcéral hérité d’un regard masculin.

Or, les femmes incarcérées vivent des réalités bien différentes : elles sont plus nombreuses à avoir été victimes de violences, à vivre avec des troubles de santé mentale ou des dépendances, et à porter seules la charge de la parentalité. Pourtant, leurs conditions de détention ne tiennent que marginalement compte de ces facteurs.

À l’intérieur des prisons pour femmes, on observe aussi la reproduction de normes de genre traditionnelles. Ces milieux peuvent renforcer, volontairement ou non, des attentes liées à la féminité : valorisation de la docilité, encouragement à l’expression émotionnelle dans certaines limites, injonction au soin ou à l’apparence. Ces normes ne sont pas uniquement imposées de l’extérieur : elles sont aussi intériorisées et rejouées entre détenues, entre personnel et résidentes, ou dans les dynamiques collectives. Ainsi, même dans un espace fermé, les rapports sociaux de genre se réorganisent et continuent d’agir.

Il ne s’agit pas de prétendre que l’expérience carcérale féminine est entièrement distincte ou sexospécifique, mais bien de reconnaître que l’infrastructure carcérale reste inadéquate pour répondre aux enjeux spécifiques que vivent les femmes incarcérées.

Des progrès réels, mais insuffisants

Il serait inexact de prétendre qu’aucun progrès n’a été réalisé. Le cadre légal canadien a évolué de manière importante au cours des dernières décennies : reconnaissance du viol conjugal comme crime en 1983, réformes en droit familial, lois sur l’équité salariale, amendements à la Loi sur les Indiens, élargissement des congés parentaux. L’adoption par le Canada de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) en 1981 a également constitué un jalon structurant.

La présence des femmes dans les professions juridiques a nettement augmenté : en 2022, on comptait près de 45 % de femmes parmi les avocats en exercice au Canada, et une proportion comparable parmi les juges de nomination fédérale. Ces avancées favorisent une meilleure représentation des intérêts et perspectives féminines dans les instances décisionnelles.

Cependant, ces progrès restent largement formels et inégalement appliqués. L’accès à la justice demeure très inégal selon le statut socioéconomique, le statut migratoire ou l’origine ethnique. Trop peu d’intervenants du système judiciaire sont formés aux enjeux liés au genre, à l’intersectionnalité, ou aux traumatismes. Et les femmes en situation de judiciarisation, en particulier les plus marginalisées, continuent de naviguer un système où leurs expériences sont souvent incomprises, banalisées ou jugées hors de leur contexte.

Réformer pour inclure : une justice à repenser

Les femmes en contact avec le système de justice, qu’elles soient victimes ou accusées, subissent les effets conjugués d’un droit historiquement patriarcal et d’institutions lentes à se transformer. Pour les femmes judiciarisées, cela signifie souvent être punies deux fois : pour l’acte posé, mais aussi pour ne pas correspondre aux rôles sociaux attendus.

Réformer ce système suppose de reconnaître que l’égalité formelle devant la loi ne garantit pas l’équité réelle. Cela implique :

  • De mieux former les juges, procureurs et agents correctionnels aux enjeux liés aux violences de genre, à la parentalité et aux discriminations systémiques.
  • De renforcer l’accessibilité au droit pour les femmes précarisées.
  • De développer des approches alternatives à la détention, en particulier pour les mères et les femmes ayant des parcours de victimisation.
  • D’intégrer les voix des femmes judiciarisées dans la conception des politiques publiques, des services de soutien et des programmes de réinsertion.

Une justice véritablement inclusive ne peut être atteinte sans un effort concerté pour reconnaître les angles morts du système, et pour faire une place pleine et entière aux réalités des femmes, dans toute leur complexité.